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I / LE CONTEXTE SOCIO-HISTORIQUE 
 


I.I. Détroit durant la grande crise économique

   Siège de l’essor d’entreprises parmi les plus importantes d’Amérique du Nord, telles que la General Motors et Ford Industry, la ville de Détroit vit dans la douleur le passage de l’ère industrielle à l’ère technologique. L’année 1976 marque le tournant libéral de la délocalisation de ses usines de production automobile, donnant naissance à de considérables mouvements sociaux. Le départ des unités d’assemblage transforme la ville en friche industrielle, dans le climat froid et rude des Grands Lacs mitoyens du Canada. 
  Quelques décennies auparavant, la région et l’ensemble du pays sont animés par les luttes ethniques, mettant fin à la ségrégation des communautés afro-descendantes. Ce combat et ses figures symboliques, de Martin Luther King à Malcolm X puis Louis Farrakhan, du Mouvement des Droits Civiques aux Black Panthers puis à Nation of Islam, marqueront l’inconscient collectif des USA et l’enfance des créateurs de la musique Techno. 
   Avant l’apparition de ce style musical souvent qualifié d’industriel et de mécanique, un rapport particulier unit déjà les habitants de la ville de Détroit aux processus répétitifs quotidiens et machinaux des usines, comme évoqué par le musicien Mad Mike1 : « Les ouvriers baptisaient souvent leurs machines. Mon grand-père travaillait avec son automate nommé Ginny. La machine s'abaissait et découpait des plaques de métal, puis il les retirait et les empilait. Un jour, il a fait l'erreur de mettre sa main où il n'aurait pas dû et cette fois-là, la machine n'a pas voulu s'abaisser. C'est cela, d'être en accord avec la machine, de ressentir son esprit.» 
   Analyse partagée par le musicologue Daniel Caux2, résumant le principe de la musique Techno par ce leitmotiv : mettre de l’âme dans la machine. Ce dernier propose de faire remonter la première oeuvre de musique électronique à la pièce « Imaginary Landscape3 » de John Cage en 1939. Mettant l’accent sur cette première utilisation de la platine tourne-disque vinyle en tant qu’instrument, tel que pratiqué ensuite par le DJ, et non plus comme simple dispositif passif d’écoute. Rappelant les avancées de Karlheinz Stockausen en 1948 avec les Ondes Sinusoïdales, l’oeuvre de Pierre Henri et les expérimentations de l’allemand Walter Ruttmann4, figures de proue d’une Musique Concrète composée de sons concrets. Les pionniers de la musique Techno allient pour la première fois musique de danse et musique savante électronique. 
   La déchéance mécanique de Détroit et le fordisme industriel ont transformé les afro-descendantsruraux en classe moyenne urbaine, en synchronisant hommes et machines le long des chaînes de montage, dans l’édification des cathédrales de la production moderne, dont l'architecture monumentale est l’une des inspirations de la musique Techno. Une approche de ce courant consiste à écouter la machine se fondre dans les mouvements quotidiens des corps, où le mimétisme du mouvement automatique et robotique se change en une technologie du rythme. Ainsi, l’émergence de ce style, en ce lieu et à ce moment précis peut être analysée comme la volonté humaine et mécanique d’une recherche de stabilité dans un monde chaotique. 

I.2. Motor City : l’héritage culturel de la Motown 
   La musique Techno n’apparaît pas ex nihilo au début des années 1980. Née dans le creuset des mutations du Funk et du Disco, elle s’inscrit dans l’héritage culturel de l’un des fleurons de la ville de Détroit : la Motown. En 1959, cette compagnie de disques indépendante en marge de l’industrie du divertissement s’établit et pose les bases de ce qui deviendra une référence de la musique de la fin du XXème siècle. Motown est le nom créé par contraction des termes Motor et Town, désignant couramment Détroit. 
   Au-delà de nouvelles techniques d’enregistrement, elle redéfinit un business model, dessinant sa voie hors de celle imposée par les major companies. Dirigée par Berry Gordy, la Motown a pour objectif premier de toucher à la fois le public noir et le grand public blanc. La production à grande échelle de chansons de Soul et de Rhythm'n'Blues, exigeantes mais accessibles, lui permet en quelques années d’attribuer à la Détroit un nouveau surnom : Hitsville, la ville des succès. Les artistes produits sur ce label se veulent moins élitistes et plus abordables que ceux du concurrent Stax Records. Les artistes les plus connus de la Motown sontdevenus des idoles planétaires et influencent encore les musiciens contemporains : Michael Jackson & The Jackson Five, Diana Ross & The Supremes, Gladys Knight, Marvin Gaye, Stevie Wonder, The Temptations…  
   Les pionniers de la musique Techno naissent et grandissent dans ce contexte particulièrement ambivalent de déchéance et de fierté. Dans un mélange de désolation d'un monde industriel en fin de vie et d’espoir de jours meilleurs grâce aux nouvelles technologies, multipliant les références à la science-fiction, dans un nouveau courant littéraire, musical et politique : l’Afro-Futurisme. Or, il ne semble pas suffisant d’être natif de Détroit pour faire de musique Techno de qualité. Considérant ses origines Soul, son succès planétaire et ses ramifications, il semble pertinent de définir si l’appellation « Techno de Détroit » désigne un style de composition réunissant un nombre minimum d’ingrédients et pouvant être reproduit partout ailleurs dans le monde, ou une production aux limites géographiques précises. 

I. 3. Émergence de la scène de Détroit 
   Un travail généalogique sur la pré-histoire du mouvement Techno révèle tout d’abord sa filiation la plus évidente et la rapproche de la House Music de Chicago. La House Music est quant à elle considérée comme une évolution digitale du Disco et du Funk, comme le Dub serait une évolution du Reggae. 
   Les années 1970 ont vu l’évolution du Funk vers le Disco, suivant un processus décrit par le DJ de Detroit Felton Howard, dans une interview pour Red Bull Music Academy5 : « Les producteurs discographiques commençaient avec des groupes de quatre musiciens de Funk, puis ils ajoutaient les violons derrière. Les cordes ont en fait introduit le Disco, car les maisons de disques voulaient quelque chose qui attire les populations de banlieue, mais aussi le grand public plus classique. Puis, ils faisaient appel à des DJs pour passer ces disques. Au-delà du boom culturel, les sommes à débourser pour faire jouer un DJ plutôt qu’un groupe de Funk ont joué un rôle important dans la transition vers le Disco. Un DJ coûtait environ $50, alors qu’un groupe de Funk en coûtait 500. Le Disco était bon marché, promouvait la culture de l’amour libre et autorisait la jeunesse à se retrouver dans une scène ouverte et expressive. Les DJs Disco jouaient en plus tous les disques à la mode ». Cet aspect pragmatique a joué en faveur d’une transition stylistique, dont les propriétaires de clubs ont suivi le mouvement, tant par curiosité artistique que par attrait mercantile. Ken Collier en tête de liste, membre du groupe True Disco aux côtés de Renaldo White et Morris Mitchell. Collier était un DJ prescripteur, jouant entre autres au mythique Studio 54 et figurant parmi les premiers à encourager l’apparition du Disco à Detroit. 
   Ainsi, la musique Techno originaire de Détroit est considérée comme un avatar de la House Music de Chicago, elle-même issue en ligne directe du Disco et du Funk. Des liens entre ces deux villes voisines préexistent à l’établissement de la scène Techno. Les musiciens de Detroit souhaitent imiter ceux de Chicago, mais bénéficient de moins de moyens, dans une ville de moindre envergure. La première vivant dans l’ombre de la seconde, alors auréolée de titres de gloire, grâce à son passé brillant dans les productions de Blues, de Jazz et de Disco. Le substantif « House » est attribué par les DJs Farley JackMaster Funk et Jessie Saunders, en référence à l’un des lieux fondateurs du mouvement, le club « Warehouse », ou « Entrepôt » en Français. Développée dans la culture alternative américaine homosexuelle et afro-descendante, la House Music de Chicago arbore un aspect mélodieux, naïf et entraînant, souvent chantée telle un prolongement digital du Disco et du Gospel. Cependant, cette filiation en ligne directe ne suffit pas à définir l’identité de la musique Techno, pouvant être peinte comme une confluence de House Music et d’influences européennes, dont les références majeures sont issues de la Musique Concrète, ainsi que des groupes comme Kraftwerk, New Order, Falco, et Cabaret Voltaire. Bien avant l’avènement planétaire d’internet, ce mélange d’influences est rendu possible grâce à la production des disques locaux de P-Funk par George Clinton6, à l’importation de disques européens via un réseau de disquaires indépendants et à l’installation durable des radios dites « libres », telles que les stations WCHB, WGPR et surtout WJLB . 
   Dès l’origine, la musique de Détroit tranche techniquement avec la House Music par son aspect plus brute et plus rapide. Le tempo est plus élevé et les 120 BPM de la House Music se transforment souvent en 130 BPM, voire 140 BPM. Moins de chant, moins de jubilation hédoniste, mais une mélancolie à la hauteur du délabrement de la ville. La structure des morceaux instrumentaux quitte le modèle canonique de la chanson (couplet-pont-refrain), pour expérimenter davantage vers celui du rock progressif, du Krautrock ou de la Musique Concrète. Les thèmes abordés varient eux aussi de la romance habituelle. Ce seront désormais des sujets tels que les voyages interstellaires, le questionnement à propos de la cybernétique et les revendications politiques qui seront abordés. Cet arrière-plan socio-historique permet la réalisation dès 1981 de titres fondateurs du mouvement, tels que « Shari Vari7» de A Number of Names et « Alleys of Your Mind8» de Cybotron. 
   Eloignés du cliché alors en vogue du producteur musical dénué de scrupules et de respect pour les musiciens, des groupes et labels indépendants autoproduits, dont Underground Resistance, participent à l’édification d’une mythologie d'anticipation confinant au sociétal, en professant une « Révolution Electronique » menée par le son et le tempo, visant à faire exploser le monopole des major companies et à renverser le système de production mercantile. La résistance s’affirme comme souterraine et souhaite combattre la programmation audio et visuelle considérée comme médiocre et imposée au public. 
   Ainsi, grâce à ces divers facteurs, Detroit est considérée comme le berceau historique de la musique Techno. Membre fondateur de The Belleville Three, Juan Atkins résume cet état d’esprit comme suit : « L’environnement de désindustrialisation et de hangars vides crée une dynamique qui rend créatif. Nous essayions d’échapper à la réalité par tous les moyens et le meilleur, c’était l’art9 ».

1 In Black to Techno, by Jenn Nkiru, Frieze & Gucci, 2019 / https://youtu.be/WqVq_QMH46E

2 In Techno Story 1, Origines & Racines, 2011 / https://youtu.be/49J5HJViOOw

3 Cage John, Imaginary Landscape; 1939 / https://youtu.be/GwY2gO-5Uw8

4 cf. Annexe II / Etude de « Wochenende », Walter Ruttmann, 1930

5 In Red Bull Music Academy, Official Channel 2008 / https://www.youtube.com/user/redbullmusicacademy

6 In G.Clinton & The P-Funk All Stars NPR Music TinyDesk Concert, 2018 / https://youtu.be/IxAcW7zgAD4

7 Number of Names, Shari Vari, 1981 / https://youtu.be/IeF0xTdHPfA

8 Cybotron, Alleys of your Mind, 1981 / https://youtu.be/kMHNhJJnve4

9 In Trax Special Techno, 2018 / https://youtu.be/zMlchE_Em-Y?t=935

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